Pourquoi Pierre de Coubertin était-il opposé à la participation des femmes aux Jeux Olympiques ?
par Natalia Camps Y Wilant & George Hirthler
Lors du Congrès de Prague en 1925, marqué par son départ du Comité International Olympique (CIO) à l'âge de 62 ans, Pierre de Coubertin rappela à ses collègues que le mouvement mondial exceptionnel qu'il avait créé était basé sur un concept d'inclusivité absolue : "Ils [Les Jeux Olympiques] sont mondiaux ; tous les peuples y doivent être admis sans discussion" (Coubertin 1925 [2000], 408).
Et pourtant, durant les 31 années qu'il consacra à faire de sa simple idée un phénomène mondial, ce qu'il poursuivit d'ailleurs pendant sa retraite, le baron de Coubertin s'opposa à la participation des athlètes féminines aux Jeux Olympiques. Une contradiction au cœur d'une controverse qui entache depuis lors sa réputation, certains détracteurs de la culture du bannissement allant jusqu'à le qualifier de misogyne. Cette accusation est injuste et ne tient pas compte du contexte historique ni de l'opinion qu'avait le baron sur la pratique féminine du sport.
Il semble aujourd'hui impensable d'empêcher les femmes de participer à un sport, mais au XIXe siècle et au début du XXe, les mœurs étaient bien différentes. La norme culturelle était alors de s'opposer à ce que les femmes pratiquent un sport, sans même parler de leurs droits d'accéder à l'enseignement supérieur, d'exercer une profession, de voter ou de s'adonner à des activités publiques indépendantes. Malgré quelques progrès quant à la place des femmes, les pays influents comme la France, l'Angleterre et les États-Unis appliquaient la règle des "deux poids, deux mesures" s'agissant de l'égalité des genres.
Au sens le plus large, Coubertin souhaitait que tout le monde pratique un sport. Pour lui le sport était "l'apanage de tous au même degré sans que son absence puisse être suppléée" (Coubertin 1932, 213). Évoluant dans une société patriarcale et mû par l'esprit chevaleresque, il estimait de son devoir de protéger la dignité des femmes, d'où son opposition à leur participation aux Jeux Olympiques. "S´il y a des femmes qui veulent jouer au football ou boxer, libre à elles, pourvu que cela se passe sans spectateurs, car les spectateurs qui se groupent autour de telles compétitions n´y viennent point pour voir du sport" (Coubertin 1928, 3). En substance, son objectif était donc de protéger les femmes des spectateurs plus motivés par un esprit lubrique que par un esprit sportif.
Il ne se mit toutefois jamais directement en travers de la participation des femmes aux Jeux et, dans les faits, en laissa la décision au comité d'organisation de chaque ville hôte. Alors qu'il présidait le CIO, entre les éditions de Paris 1900 et Paris 1924, le nombre de femmes en lice aux Jeux fut multiplié par six, passant de 22 à 135. À cette époque, les femmes pouvaient concourir en golf, tir à l'arc, équitation, tennis, plongeon, voile, escrime, natation et patinage artistique. À la différence des épreuves sportives, Coubertin plaidait en faveur de la participation des femmes artistes, écrivaines et musiciennes aux concours d'art olympiques. À compter de 1912, alors qu'il était toujours président du CIO, ces épreuves se développèrent graduellement, et 148 femmes participèrent aux Jeux jusqu'en 1948, remportant 10 médailles.
Lorsqu'Alice Milliat lança au début des années 1920 les Jeux Olympiques féminins à Paris, le baron de Coubertin s'y opposa. Une décennie plus tôt, il avait déjà déclaré que l'ajout d'une "petite Olympiade femelle" (Coubertin 1912, 110) au programme des Jeux représenterait trop de travail pour les organisateurs et qu'une Olympiade féminine serait "impratique, inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d'ajouter : incorrecte" (Coubertin 1912, 110). Des mots qui lui valurent l'ire des historiens et historiennes féministes et d'occasionnelles accusations de misogynie.
Néanmoins, ses écrits sur l'éducation des femmes laissent clairement voir l'émergence d'une vision très moderne des droits des femmes. Désireux de réformer le système éducatif, Coubertin se positionnait aux côtés de Jules Ferry et de Jules Simon, tous deux fervents défenseurs de l'éducation des femmes. Bien qu'il fût convaincu que le rôle ultime de la femme était d'être "la compagne de l'homme, la future mère de famille" (Coubertin 1901, 281), il reconnaissait, comme peu le faisaient à son époque, qu'il était nécessaire d'œuvrer à l'égalité entre les hommes et les femmes.
En 1901, il souligna même l'importance de l'éducation pour permettre aux femmes d'être indépendantes si nécessaire : "Que les lois la protègent, qu'on la mette en mesure de résister, et même d'échapper à la tyrannie maritale, rien de plus légitime" et "que l'on se préoccupe, enfin, d'assurer à, celles qui ne se marient pas, les moyens de gagner honnêtement leur vie, rien de mieux […]" (Coubertin 1901, 281-282).
Des points de vue très éclairés pour son époque, défendant même le concept du divorce, en accordant toujours une grande importance à la protection de la dignité des femmes.
Au fil de sa carrière, Coubertin collabora, à sa demande, avec plusieurs femmes. Il était apprécié et loué par Juliette Adam, l'une des plus grandes féministes de son époque, fondatrice et éditrice de La Nouvelle Revue. Appelant Coubertin 'mon cher collaborateur', elle défendait et publiait aussi bien ses écrits politiques que ses fictions. D'autres femmes, comme Lady Somerset d'Angleterre ou la Princesse Marie de Suède, l'aidèrent à sa demande à faire progresser le Mouvement olympique.
S'inspirant du modèle exclusivement masculin de l'ancienne Olympie, les préjugés de Coubertin se virent renforcés par les Jeux Olympiques de Much Wenlock, organisés depuis 50 ans dans le comté de Shropshire en Angleterre, ainsi que par les quatre éditions des Jeux Olympiques de Zappas organisés à Athènes entre 1859 et 1890, aucun de ces deux aïeuls olympiques n'acceptant la participation des femmes. Cependant, Coubertin avait bien conscience de l'évolution du rôle des femmes dans la société et dans le domaine du sport. Malgré son opposition à leur participation, il finit par convenir que, "c'est, en fin de compte l'opinion publique qui décidera" (Coubertin 1931, 6).
L'histoire olympique montre clairement que l'inclusion des femmes continua de progresser lentement après le départ du baron de Coubertin. Aux Jeux Olympiques d'Amsterdam 1928, 10 % des concurrents étaient des femmes ; trois décennies plus tard, pour les Jeux Olympiques de Rome 1960, ce nombre n'était passé qu'à 11 %.
Anita DeFrantz, fervente défenseure des droits de tous les athlètes, mais particulièrement de ceux des femmes, nota les progrès anecdotiques de la cause féminine durant les 16 années qui séparèrent Rome 1960 de Montréal 1976, où elle remporta une médaille de bronze en aviron. Elle souligna que, malgré l'ajout de l'aviron et du basketball féminins, "au Jeux de Montréal 1976 et aux Jeux Olympiques d'hiver, la participation des femmes n'atteignait que 21 %" (DeFrantz, 2000, 164)[1]. Assurément, les partis pris à l'encontre de la participation des femmes aux Jeux restèrent la norme bien des décennies après que Coubertin eut quitté son poste.
Références :
- Camps Y Wilant, Natalia. 2016. "A Female Medallist at the 1928 Olympic Art Competitions: The Sculptress Renée Sintenis." The International Journal of the History of Sport 33,13 : 1483-1499.
- _ _ _. 2023. "Mon cher collaborateur – Pierre de Coubertin, George Hohrod and the editor Juliette Adam." International Journal of Olympic History 31,1 : 3-8.
- Coubertin, Pierre de. 1901*. Notes sur l´éducation publique*. Paris.
- _ _ _. 1912. "Les femmes aux Jeux Olympiques." Revue Olympique, n° 12 (juillet) : 109-111.
- _ _ _. 1925. Discours prononcé à l'ouverture des Congrès Olympiques à l'Hôtel de Ville de Prague le 29 mai 1925 par le Baron Pierre de Coubertin. Prague.
- _ _ _. 1928. "L'utilisation pédagogique de l'activité sportive." Conférence donnée par Coubertin à l'Aula de l'Université de Lausanne.
- _ _ _. 1931. "La bataille continue." Bulletin du Bureau International de Pédagogie Sportive, n° 5 : 5-7.
- _ _ _. 1932. Mémoires Olympiques, Lausanne, B.I.P.S., Aix-en-Provence.
- _ _ _. 2000. Pierre de Coubertin 1863 – 1937. Olympism. Selected Writings, édité par Norbert Müller (pour le CIO). Lausanne.
- DeFrantz, Anita L. et Josh Young. 2020. My Olympic Life: A Memoir. San Antonio.
Kerber, Linda K. 1988. "Separate Spheres, Female Worlds, Woman's Place: The Rhetoric of Women's History." The Journal of American History 75,1 : 9-39.
Notes :
[1] Texte original en anglais. Traduction par le CIO.