Le 23 juin 1894, au soir de la huitième et dernière journée du
Le 23 juin 1894, au soir de la huitième et dernière journée du Congrès international olympique de Paris, le baron Pierre de Coubertin porte un toast enthousiaste à ses collègues, avec lesquels il vient de lancer une véritable révolution dans le sport mondial :
je lève mon verre à l'idée olympique qui a traversé la brume des âges comme un rayon de soleil tout puissant et revient éclairer, pour nous,d'une lueur de joyeuse espérance
Ce soir-là, le jeune baron de 31 ans a le sentiment d’avoir réussi l’impossible. Il vient de redonner vie à un rituel antique, oublié depuis plus de quinze siècles. Dans l’euphorie du moment, il voit son destin se confondre avec un calendrier fait d’une interminable suite de cycles de quatre ans, au cours desquels le monde se réunit dans la paix et l’amitié à l’occasion des Jeux Olympiques. Il aperçoit un défilé de capitales qui se succèdent pour accueillir son “la fête quadriennale de la jeunesse universelle” éternel, un processus qui débutera à Athènes en 1896 avant de se poursuivre dans sa ville natale, Paris, en 1900. Durant le somptueux banquet organisé au Pré Catelan, dans le bois de Boulogne, la lumière des torches se reflète sur les eaux du lac. Aux côtés de sa fiancée, la riche et charmante Marie Rothan, Pierre de Coubertin prend le temps de mesurer le chemin parcouru. Sept nuits plus tôt, un étonnant aréopage d’aristocrates, de ministres, d’officiers militaires, d’éducateurs, d’athlètes, de sportifs, de dirigeants, d’écrivains, de religieux, de défenseurs de la paix, de poètes, de musiciens et une diva d’opéra prenait place dans le grand auditorium de la Sorbonne pour acclamer son idée olympique, en compagnie de 2000 autres invités.
international olympique de Paris, le baron Pierre de Coubertin porte un toast enthousiaste à ses collègues, avec lesquels il vient de lancer une véritable révolution dans le sport mondial :
Le baron est officiellement le père du Mouvement olympique moderne, et le futur semble lui appartenir. Mais, à l’image de la décennie précédente, les oppositions et les mesquineries seront nombreuses. Cette lutte de tous les instants finira par peser lourdement sur ses finances et sur sa vie personnelle. En vérité, peu de gens auraient pu résister à une pareille pression. Mû par “force interne” irrésistible, Pierre de Coubertin persiste. Il relève tous les défis, avec l’aide d’un groupe en constante évolution, composé de collègues souvent héroïques. Ensemble, ils offriront au monde la plus magnifique célébration de l’humanité.
Une enfance de rêve brisée par la guerre
Pierre Fredy, baron de Coubertin, naît à Paris le 1er janvier 1863. Sous le Second Empire de Napoléon III, il profite d’un monde de privilèges et de raffinement culturel. Le quatrième et dernier enfant du baron Charles de Coubertin, peintre religieux classique, et de Marie-Marcelle Gigault de Crisenoy, pieuse et charitable fille d’un marquis, coule des jours heureux durant la première partie de son enfance. Sa famille voyage d’une résidence à l’autre au fil des saisons. Les Coubertin aiment passer le printemps dans leur chalet d’Étretat, une colonie d’artistes située sur les bords de la Manche. L’été, la famille se retrouve au château de Mirville, reçu en dot, à une trentaine de kilomètres de la côte normande. À l’automne, la maisonnée investit le château de Coubertin dans la vallée de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, près du palais de Versailles, avant de retrouver la maison de cinq étages sise au 20 rue Oudinot dans le 7e arrondissement de Paris, un quartier réputé pour son architecture stupéfiante et son énorme patrimoine. De là, les Invalides et le champ de Mars, où s’élèvera bientôt la tour Eiffel, ne sont qu’à quelques minutes à pied.
Malheureusement, le monde idyllique de Pierre va connaître une fin abrupte avec le début de la guerre franco-prussienne, l’année de ses sept ans. Le jeune garçon est traumatisé en voyant les troupes ennemies envahir le château de Mirville. Les soldats emportent la panoplie de croquet de Pierre, qu’ils bourrent d’explosif pour faire sauter l’aqueduc ferroviaire qui relie Le Havre à Paris. La guerre met fin au Second Empire et précipite l’avènement de la Troisième République. Le nouveau régime débute son œuvre par l’écrasement de la Commune, une révolte au cours de laquelle le palais des Tuileries, le palais de Justice, l’hôtel de Ville et de nombreuses demeures nobiliaires sont brûlés. Durant la « Semaine sanglante », 20 000 personnes perdent la vie. Lorsque les Coubertin reviennent à Paris, la capitale est littéralement couverte de cendres. La maison de la rue d’Oudinot est épargnée, mais la guerre et ses horreurs vont durablement marquer l’esprit du jeune garçon. Comme il le raconte lui-même dans ses Mémoires de Jeunesse, Pierre de Coubertin s’enferme dans sa chambre et, au cours des deux années suivantes, il crée un pays imaginaire (le royaume de Croatie). Dans ce lieu irréel, il ramène l’ordre et pose les bases d’un monde meilleur.
À Saint-Ignace, une nouvelle école jésuite située sur la rive droite, Pierre se révèle un élève brillant, fasciné par la culture classique de la Grèce et de la Rome antiques. En 1874, les Allemands entament des travaux d’excavation sur le site de l’ancienne Olympie. Pierre est alors âgé de onze ans ; il en aura dix-sept lorsque le chantier sera terminé. Sur place, on découvre 40 monuments, 130 statues ou bas-reliefs, 6 000 pièces, 13 000 votifs en bronze utilisés pour les sacrifices aux dieux de la mythologie et 4 000 inscriptions. En Europe, ces découvertes suscitent un regain d’intérêt pour la culture classique. Dans l’imaginaire d’un jeune garçon, les rituels sportifs de l’époque font germer la graine de l’espoir.
Rien dans l'histoire ancienne ne m'avait rendu plus songeur qu'Olympie. Cette cité de rêve consacrée à une besogne strictement humaine et matérielle dans sa forme, mais épurée et grandie par la notion de la patrie qui possédait là, en quelque sorte, une usine de forces vitales — dressait sans cesse devant ma pensée d'adolescent ses colonnades et ses portiques.
Intégrer le sport à l’éducation française
Royalistes, les parents de Pierre de Coubertin restent fidèles aux Bourbon. Tandis qu’ils attendent le retour du monarque en exil, Pierre développe “une passion folle pour la France”. Son patriotisme intransigeant fait écho à la Troisième République et aux Droits de l’Homme — liberté, égalité, fraternité. Comme beaucoup de jeunes aristocrates, Pierre sent que l’avenir sera démocratique et égalitaire. Il décide donc d’apporter son concours au jeune gouvernement de la France, afin de contribuer à cette évolution.
Ce faisant, il tourne le dos aux projets de ses parents, qui le voyaient faire carrière dans l’église, dans l’armée ou dans la magistrature. Sa vocation est ailleurs : il souhaite réformer l’éducation nationale. Lors de son premier voyage en Angleterre, entrepris pour étudier les écoles professionnelles et les universités, il se rend à Rugby. Cinq ans plus tôt, le célèbre directeur Thomas Arnold vient d’introduire le sport dans les écoles britanniques. S’inspirant de son modèle, Pierre de Coubertin souhaite faire tomber les barrières de l’éducation française et laisser les étudiants s’ébattre sur les terrains de jeu, un privilège dont lui-même n’a jamais joui. Pour ce faire, il souhaite importer les sports britanniques et leurs valeurs.
Pendant quelques années, Coubertin suit des cours à l’École des Sciences Politiques. Il y côtoie de grands intellectuels français, qui façonnent ses idées sur l’éducation dans la société de demain. Puis, en 1887, Coubertin entend le discours de Jules Simon lors de l’assemblée générale annuelle de l’Union de la paix sociale de Frédéric Le Play. Dans ce texte, le réformateur réclame « le droit de jouer » au nom de tous les étudiants français. Pierre de Coubertin n’a alors que 24 ans, mais il parvient à former une alliance avec Simon (73 ans), ancien Premier ministre. Très courtisé, ce dernier s’enthousiasme immédiatement pour les idées du baron. Grâce à lui, Pierre accède enfin aux centres de pouvoir du monde de la politique et des études. La commission Jules Simon est créée en 1888, pour populariser le sport dans les clubs et les écoles. Coubertin s’impose alors comme l’un des fers de lance de la réforme de l’éducation. Très vite, son goût pour les sports britanniques suscite l’hostilité des nationalistes, emmenés par Paschal Grousset. Ce communard convaincu lui oppose une Ligue Nationale de l’Éducation Physique, qu’il juge plus traditionnelle. Cette lutte menace sérieusement ses initiatives, mais Coubertin va finalement l’emporter grâce à sa participation à la plus grande foire mondiale du 19e siècle.
Conçue pour mettre en valeur la stabilité de la Troisième République et fêter le centenaire de la Révolution française, l’Exposition universelle de Paris 1889 va éblouir le monde. L’exposition, qui s’offre la tour Eiffel en clou du spectacle, attire 32 millions de visiteurs en six mois. Elle marque également un tournant important dans la vie du baron. C’est en effet dans ce cadre qu’il mène un congrès sur l’éducation physique. Il y présente les résultats d’une étude internationale sur le sport qu’il a menée. Rien qu’aux États-Unis, 90 établissement supérieurs et universités ont répondu à ses questions. Il contribue également à l’organisation de cinq démonstrations sportives. Il assiste en outre au premier Congrès sur la paix universelle, pour y entendre le discours de Jules Simon et nouer des alliances essentielles au développement du mouvement pacifiste. Les cérémonies, les expositions, les congrès et les performances culturelles auxquels assiste le baron trouveront une traduction concrète cinq ans plus tard, à travers son idée d’un festival international du sport.
La naissance d’un mouvement pour la paix et l’amitié à travers le sport
À l’issue de l’exposition, le baron entreprend le premier de ses deux voyages aux États-Unis pour le compte de Ministère de l’Instruction publique. Durant quatre mois, il se rend dans une vingtaine d’écoles professionnelles et d’universités afin de collecter des données, qui prouvent que la vision du sport selon Arnold connaît déjà un vif succès au niveau international. Au cours de cette tournée, le baron noue une amitié importante avec William Milligan Sloane, un professeur de philosophie historique de l’université de Princeton, qui préside également le comité athlétique. Au cours des années suivantes, Sloane deviendra l’un des principaux alliés du baron dans sa quête olympique. Il contribuera également à intégrer dans l’orbite olympique le futur président américain Teddy Roosevelt et trois des plus influents présidents d’universités aux États-Unis : Charles William Eliot de Harvard, Daniel Coit Gilman de Johns Hopkins et Andrew Dickson White de Cornell.
De retour en France, Pierre de Coubertin vit une année 1890 riche en événements. Il dirige la création de l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques (USFSA), qui rassemble plus de 62 sociétés sportives et 7 000 membres. Il en profite pour consolider sa mainmise sur le sport amateur en France. Le père dominicain Henri Didon, directeur de l’école Albert le Grand à Arcueil, collabore avec Coubertin pour organiser le premier championnat de course entre les écoles publiques, privées et religieuses d’Île de France. La proclamation de Didon, Citius Altius Fortius, devient le cri de ralliement du sport à l’école, avant de s’imposer comme la devise du Mouvement olympique. Invité de marque du docteur William Penny Brookes au mois d’octobre, le baron assiste aux Jeux Olympiques de Much Wenlock, un festival sportif rural organisé depuis près de 40 ans par Brookes dans la campagne anglaise. Il découvre à cette occasion que d’autres personnalités ambitionnent de faire revivre les anciens Jeux Olympiques.
La vision de Pierre de Coubertin évolue. Il prend conscience que les Jeux Olympiques pourraient contribuer au développement du sport, mais aussi à unir le monde dans la paix et l’amitié. En novembre 1892, il présente sa première proposition pour rétablir les Jeux Olympiques.
Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs : voilà le libre-échange de l'avenir et, le jour où il sera introduit dans les mœurs de la vieille Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant appui.
Son discours est accueilli par des éclats de rire, et sa proposition est rejetée. Mais le baron n’est pas homme à rester sur un échec. Un an et demi plus tard, le 16 juin 1894, les Jeux Olympiques renaissent, avec l’ouverture du congrès olympique dans le Grand Hall de la Sorbonne. Les leaders du mouvement pacifiste figurent en bonne place parmi les quelque 2 000 participants. Près de cinquante délégués honoraires sont mentionnés sur le programme ; plus de la moitié d’entre eux sont directement liés à ce mouvement. En tout, six des 13 premiers lauréats du Prix Nobel de la Paix (cinq individus et une institution) sont présents parmi les invités.
Athènes 1896 et la lutte pour le contrôle des Jeux
Mais, dès les célébrations terminées, la lutte pour le pouvoir reprend de plus belle. George I, roi de Grèce, envoie un télégramme de félicitations à l’issue du congrès. Dans le même temps, son Premier ministre, Charles Tricoupis, fait savoir que son pays n’a pas d’argent et ne peut donc honorer l’invitation qui lui est faite. Au mois de novembre, le baron passe deux semaines à Athènes pour éviter un fiasco politique et sauver ses Jeux nouveaux-nés. Il parvient à rallier à sa cause la famille royale (le prince héritier Constantine en profite pour fonder un nouveau comité d’organisation) et l’opinion publique, à travers des conférences et des lettres ouvertes dans la presse.
Une fois écartée la menace planant sur Athènes, Pierre de Coubertin s’offre un moment de romance en épousant Marie Rothan, la fille d’un ancien ministre des Affaires étrangères sous Napoléon III devenu un auteur et un collectionneur d’art renommé. La jeune femme est protestante ; le baron est catholique. Mais les deux jeunes gens partagent un même esprit d’indépendance. Malgré le fossé entre les deux cultes qui divise profondément la France à l’époque, ils décident de se donner l’un à l’autre.
Sa nouvelle épouse au bras, le baron se rend en Grèce pour accomplir son destin. Les Jeux Olympiques d’Athènes 1896 dépassent les attentes les plus folles. Toutefois, en coulisses, Pierre de Coubertin et son jeune Comité International Olympique doivent faire face à des défis éprouvants. La cérémonie d’ouverture attire 120 000 personnes (dans une ville qui compte alors 100 000 habitants). En tout, 70 000 spectateurs prennent place dans le stade panathénaïque, tandis que 50 000 autres suivent l’action depuis les collines voisines. Le public assiste avec délice à la lutte entre l’équipe américaine, forte de dix membres, et la Grèce pour la suprématie en athlétisme. Le cinquième jour des Jeux, l’histoire et le présent se rejoignent lorsque Spiridon Louis, un fermier grec qui concourt vêtu d’une fustanelle traditionnelle, remporte le marathon pour la plus grande joie de ses compatriotes. Cette victoire marque le point d’orgue d’un festival qui a su emplir les cœurs grecs d’une immense fierté nationale. Malheureusement, le rénovateur français et ses collègues sont un peu oubliés dans la ferveur du moment. Mis à l'écart pendant toute la durée des Jeux et privé de toute forme de reconnaissance publique, le baron revient sur le devant de la scène pour s’opposer à la proposition du roi de faire d’Athènes la capitale permanente des futurs Jeux Olympiques. En Grèce, la presse se déchaîne et n’hésite pas à traiter le baron de « voleur », accusant le Français de vouloir s’accaparer l’héritage de tout un pays.
De la catastrophe à la gloire — de Paris 1900 à Stockholm 1912
Le baron reprend le contrôle des Jeux grâce à un nouveau congrès olympique organisé au Havre en 1897, en l’absence des Grecs. Il compte sur sa ville natale pour remettre de l’ordre dans la maison olympique, Paris ayant accepté d’organiser la seconde édition dans le cadre de l’Exposition universelle 1900. Mais Pierre de Coubertin se retrouve de nouveau sur la touche, cette fois en raison de l’influence d’Alfred Picard, le commissaire de l’Exposition universelle, qui ne cache pas son mépris pour le sport. Sans ressources et sans personnel pour organiser les compétitions, la logistique fait défaut. Seule une poignée d’événements est identifiée comme appartenant à la famille olympique. Une nouvelle vague d’opposition se dresse face au baron, cette fois sous la forme d’Américains frustrés et emmenés par le combatif James E. Sullivan, qui cherche à nouer une alliance avec les Britanniques pour prendre le contrôle du Mouvement olympique.
Comme à Paris, les Jeux Olympiques 1904 de St. Louis ne sont qu’une simple attraction associée à l’Exposition universelle. Le baron ne se déplace même pas. Ce que beaucoup de gens ignorent à l’époque, c’est que la vie personnelle du baron est en pleine tourmente. Victime d’une attaque lors de sa petite enfance, son fils Jacques restera handicapé mental à vie. La naissance de sa fille Renée, en 1901, ramène un peu d’espoir dans la famille, mais la baronne, victime de ses angoisses, porte une attention étouffante à l’enfant, qui restera émotionnellement instable jusqu’à la fin de ses jours.
Le baron se remet malgré tout au travail et organise les Jeux Olympiques de 1908 à Rome, bien décidé à mettre sur pied une fête digne de sa vision. Mais, une fois encore, le rendez-vous est manqué. Le 5 avril 1906, le Vésuve entre en éruption. L’état d’urgence est déclaré en Italie, réduisant à néant les fonds réservés aux Jeux. Tout semble perdu, mais les Anglais décident de sauver le Mouvement olympique. En moins de deux ans, la Grande-Bretagne met en place un comité d’organisation et offre au monde une superbe compétition. Malgré le conflit larvé entre les États-Unis et leurs hôtes britanniques, les Jeux sont un franc succès. L’édition 1908 fait désormais référence. Quatre ans plus tard à Stockholm, les Jeux Olympiques incarnent enfin le mariage entre sport et culture envisagé dès le début par Pierre de Coubertin. “Jamais l'été suédois n'avait mieux étalé les magnificences dont il est capable”, écrit le baron à l’issue des premiers Jeux, répondant à sa vision d’une compétition artistique pour ajouter au prestige du festival.
Une seconde naissance après la guerre et le traumatisme du nazisme
Lorsque la France est emportée dans la Première Guerre mondiale en 1914, le baron décide d’installer le quartier général du CIO à Lausanne (Suisse), en territoire neutre. Simultanément, il confie la présidence du CIO à son collègue suisse, Geoffroy de Blonay. Les Jeux de Berlin 1916 sont annulés, laissant Pierre de Coubertin et le Mouvement olympique face à un avenir incertain. Parallèlement, la guerre révèle une autre facette du patriotisme du baron. Ambassadeur de la paix, Pierre de Coubertin sait aussi prendre les armes quand il le faut. À 51 ans, il s’engage dans l’armée et parcourt le pays, pour y prononcer des discours de propagande qui enflamment le peuple de France.
Un mois après la signature de l’armistice en 1918, le baron fait savoir que les Jeux auront lieu à Anvers en 1920. La communauté du sport français proteste contre ce choix fait au détriment de Paris et exige que la Ligue des Nations prenne le contrôle du Mouvement olympique. Mais le baron garde le cap et parvient à ressusciter les Jeux Olympiques modernes pour la seconde fois. Il ne peut toutefois que constater que son autorité est de plus en plus contestée. Sa gestion autocratique et son intransigeance vis-à-vis de la participation des femmes aux compétitions d’athlétisme ne font pas l’unanimité. Dans ses Mémoires olympiques, il décrit sa stratégie comme “a coup d’état.” En 1921, il prend ses amis et ses adversaires par surprise, en publiant une lettre ouverte dans laquelle il annonce son retrait et la création d’un comité exécutif pour prendre en main les affaires courantes du Mouvement olympique. Il demande à ses collègues d’honorer son ultime requête et d’organiser les Jeux Olympiques 1924 à Paris.
Le CIO accepte, mettant immédiatement fin à l’insurrection française. Paris 1924 restera la dernière édition supervisée par le baron. Cette célébration pleine de panache, à laquelle participent 3 070 athlètes de 44 pays, achève de le convaincre que ses Jeux font désormais partie intégrante du calendrier mondial. Il se retire effectivement l’année suivante, lors du congrès du CIO de Prague. Il demande à ses collègues de veiller à sauvegarder l’éthique du Mouvement olympique :
Ils sont mondiaux ; tous les peuples y doivent être admis sans discussion.
Convaincu d’avoir encore quelque chose à offrir, il annonce son intention de se consacrer aux réformes éducatives auxquelles il s’intéresse depuis quarante ans. Homme de parole, il ne tarde pas à lancer l’Union Pédagogique Universelle et le Bureau International de Pédagogie Sportive, pour encourager les travailleurs à étudier et pratiquer le sport. Ces initiatives sont des échecs, mais elles prouvent que le baron n’a rien perdu de son idéalisme. De plus en plus isolé, Pierre de Coubertin reste productif. Toujours avide de reconnaissance intellectuelle et littéraire, il publie une Histoire universelle du monde en quatre volumes en 1926-27, à l’âge de 64 ans. Avec son fidèle ami le docteur Francis Messerli, il inaugure la bibliothèque olympique à Lausanne. Depuis son bureau et ses appartements à Mon Repos, il contribue au développement du Mouvement olympique, qui poursuit son essor sans lui.
Il n’assiste plus aux Jeux Olympiques mais suit à distance Amsterdam 1928 et Los Angeles 1932. À ces occasions, la grande fête mondiale qu’il avait imaginée atteint de nouveaux sommets. Lorsque les Jeux de la onzième Olympiade sont attribués à Berlin en 1930, le baron est heureux pour ses collègues de longue date Carl Diem et Theodor Lewald, qui cherchaient depuis longtemps à faire venir les Jeux Olympiques en Allemagne. Malheureusement, l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 fait planer une ombre de controverse sur l’événement. Alors qu’il était pratiquement tombé dans l’oubli, le baron redevient un personnage important. Une fois de plus, il revient sur le devant de la scène pour défendre les Jeux contre un boycott mondial.
Il conserve néanmoins ses distances. Le regain d’intérêt dont il fait l’objet le flatte, ce qui ne l’empêche pas de faire passer de nombreux messages en faveur des Jeux. En dépit de ses congratulations protocolaires aux organisateurs allemands, ses communiqués rejettent catégoriquement toute forme de racisme ou de répression.
L'Histoire va continuer avec ses alternatives et ses luttes mais, peu à peu, la connaissance remplacera la redoutable ignorance ; une compréhension réciproque apaisera les haines irréfléchies. Ainsi se consolidera ce à quoi j'ai travaillé durant un demi-siècle.
La mesure d’un homme
Un an plus tard, le 2 septembre 1937, alors que les hostilités franchissent un nouveau cap, Pierre de Coubertin s’effondre et meurt seul, lors de sa promenade quotidienne au parc de La Grange, à Genève. Il a discrètement quitté sa femme et sa famille quelques années auparavant. Devant les journalistes qui l’appellent à Mon Repos, il préserve les apparences, mais il mène en réalité une existence obscure dans une pension de famille à Genève. Il est pratiquement ruiné et l’avenir de sa famille l’inquiète. Français, Suisses et Grecs honorent sa mémoire en mars 1938. Conformément à ses volontés, les Grecs encastrent son cœur dans une colonne érigée en son honneur sur le site de l’ancienne Olympie. Ses autres souvenirs disparaîtront durant la Seconde Guerre mondiale.
Au moment d’évaluer son héritage, John MacAloon de l’université de Chicago écrit : « Aucune autre institution de l’envergure des Jeux Olympiques ne doit autant son existence que grâce aux actions d’un seul homme... De plus, en dépit des nombreux changements depuis leur première édition en 1896, les Jeux portent toujours la marque de Pierre de Coubertin, de leur drapeau à leur idéologie. »
Cet aristocrate de naissance est devenu le champion du peuple. Pierre de Coubertin restera avant tout comme le grand penseur du Mouvement olympique. Entre ses mains, la présidence du CIO était le centre névralgique du monde olympique. La fortune de sa famille était son indispensable trésor. Il a financé le Mouvement et couvert bon nombre de sessions, de congrès, de banquets et de publications olympiques. Sa passion a fini par avoir raison de son héritage et de la fortune considérable de son épouse.
Le baron ne mesurait que 1 m 61, mais ses actions font de lui un géant du siècle. Entrepreneur visionnaire, il a été parmi les premiers à mesurer le pouvoir d’attraction du sport moderne et à imaginer mettre son potentiel au service de causes socio-éducatives. À une époque où la démocratie cherchait encore ses marques dans le monde, Pierre de Coubertin a vu dans les leçons du sport (discipline, persévérance, sacrifice et travail d’équipe) des atouts pour produire de meilleurs citoyens. Quand la guerre menaçait le monde, il n’a pas hésité à lancer une compétition mondiale pour promouvoir la bonne entente et la paix entre les nations. Féru d’histoire et auteur prolifique (il nous a laissé plus de 16 000 pages), il a façonné l’argile du sport moderne en une philosophie de vie connue sous le nom d’olympisme, une idéologie égalitaire qui a donné aux Jeux Olympiques une autre dimension, en liant l’excellence individuelle et le bien commun.
Si son nom n’est plus aussi connu qu’autrefois hors de la famille olympique, il reste un génie du sport. Son sacrifice fut lourd, mais son héritage est sans égal. Il est encore trop tôt pour prendre définitivement la mesure de Pierre de Coubertin, car son rêve d’unir le monde dans l’amitié et dans la paix par le sport n’est pas encore devenu réalité.