En ce 4 août, Jesse Owens, l’homme de l’Alabama qui foule le stade olympique de Berlin pour la troisième journée consécutive, attaque un programme chargé. Il se balade tout d’abord dans sa série du 200 m, en établissant un nouveau record olympique de 21 s 1. Puis pratiquement dans la foulée, il revient sur la piste s’échauffer pour le concours de qualification du saut en longueur.
La limite de qualification pour la finale est fixée à 7,15 m à peine, si bien que tout le monde pense qu’il s’agit d’une formalité pour Owens. Un peu plus de 12 mois plus tôt, alors qu’il n’avait que 21 ans, il a sauté 8,13 m et établi un record du monde qui tiendra 25 ans. Mais est-ce la fatigue des courses à répétition ou a-t-il été distrait par d’autres épreuves alentour, toujours est-il qu’Owens passe à quelques centimètres de la catastrophe.
Tout d’abord, l’athlète américain ne remarque pas que les officiels ont levé leurs drapeaux pour signaler le début de la compétition. En conséquence, sa course d’élan et son bond dans le sable, qu’il a effectués en toute décontraction dans le cadre de son échauffement, sont enregistrés à sa grande incrédulité comme son premier saut officiel.
Visiblement troublé, l’Américain, d’ordinaire imperturbable, mord son deuxième essai. Le grand favori du concours n’a donc plus droit qu’à une seule tentative pour éviter l’élimination. L’Allemand Lutz Long, détenteur du record d’Europe, s’approche de lui. Grand, blond et les yeux bleus, il incarne l’athlète aryen de rêve d’Adolf Hitler. Mais avec une élégance remarquable – il recevra d’ailleurs à titre posthume le prix Pierre-de-Coubertin pour la sportivité de son geste – Long brave l’attitude dominante qui prévaut au sein du haut commandement de son pays et donne un précieux conseil à son rival afro-américain.
C’était mon principal adversaire, dira-t-il plus tard, et pourtant c’est lui qui m’a conseillé d’ajuster ma course d’élan lors des qualifications, et qui m’a donc aidé à gagner. Jesse Owens - Jesse Owens
Selon les comptes rendus détaillés de son fils, l’Allemand incite Owens à reculer le repère de sa prise d’appel bien avant la planche, en lui donnant l’assurance qu’il peut sauter 7,15 m « les yeux fermés ». Owens suit donc le conseil de Long et arrache sa place en finale.
« C’était mon principal adversaire, dira-t-il plus tard, et pourtant c’est lui qui m’a conseillé d’ajuster ma course d’élan lors des qualifications, et qui m’a donc aidé à gagner. »
Les deux nouveaux amis vont dominer la finale le soir même, en se livrant à un duel intense devant des tribunes combles.|
Requinqué après avoir frisé la correctionnelle, Owens retombe à 7,74m au premier essai et prend la tête du concours. Long égale cette performance à son deuxième essai, peu avant qu’Owens ne réplique en retombant à 7,87 m. Ni l’un ni l’autre n’améliorera sa marque, jusqu’à ce que Long comble ses supporters en rejoignant son adversaire en tête du concours à son cinquième essai.
Owens a assisté imperturbable à l’essai de Long qui a rassuré le public. Il s’élance à son tour au bout du sautoir pour un saut mesuré à 7,94 m, tandis que Long mord son sixième et dernier essai et ne parvient pas à améliorer son meilleur saut.
Même en fondant toutes les médailles et toutes les coupes que j’ai gagnées, on n’obtiendrait pas un placage équivalent à l’amitié 24 carats que j’ai ressenti à ce moment-là pour Lutz Long. Jesse Owens - Jesse Owens
Owens, au contraire, fait une ultime démonstration de son brio, et franchit la barre des 8 m, en réalisant un ultime saut à 8,06 m, nouveau record olympique. Si le Japonais Naoto Tajima décroche la médaille de bronze, la finale s’est bel et bien résumée à un duel entre les deux hommes de tête, deux parfaits ennemis en apparence, mais liés en réalité par une solide amitié.
« Ce dont je me souviens le plus, c’est de l’amitié que j’ai entamée avec Lutz Long », écrira d’ailleurs Owens, longtemps après l’épreuve.
« Même en fondant toutes les médailles et toutes les coupes que j’ai gagnées, on n’obtiendrait pas un placage équivalent à l’amitié 24 carats que j’ai ressenti à ce moment-là pour Lutz Long. »
Owens et Long resteront en contact après les Jeux de 1936 et s’écriront jusqu’à l’invasion de la Pologne par les Nazis en 1939. Long mourra en 1943, durant la Seconde Guerre mondiale. Après la fin du conflit, Owens entamera une correspondance avec son fils, perpétuant ainsi une amitié qu’il entretiendra précieusement jusqu’à sa propre mort, en 1980.