Une passerelle est une métaphore parfaite pour représenter le progrès vers un avenir meilleur et plus optimiste. Les humains bâtissent des ponts depuis des siècles afin d’explorer des lieux inconnus et d’aller en quête de terres plus prometteuses que celles qu’ils laissent derrière eux.
Les ponts permettent de vivre de nouvelles choses et d’étendre notre monde au-delà de notre foyer et de nos alentours immédiats. La passerelle construite pour les Jeux à côté du Centre aquatique flambant neuf devrait changer le quotidien de nombreux Franciliens – et notamment ceux qui vivent à Saint-Denis.
Ornée d’arbres, de buissons et de bancs, la passerelle offrira aux habitants du quartier l’accès à des espaces verts qui sont si rares dans de nombreuses grandes villes. Ils représentent seulement 11 % de la superficie de Paris, dont uniquement 20 % est couverte d’arbres – contre 29 % en moyenne dans les capitales européennes.
Les zones urbaines à faible statut socioéconomique comme Saint-Denis ont généralement moins d’espaces verts que les quartiers plus riches : les aménagements sur la passerelle apporteront donc une respiration nécessaire aux habitants des alentours, notamment lors des canicules. Cette structure, qui enjambe l’une des autoroutes les plus fréquentées d’Europe, fait le lien entre plusieurs stations de transports en commun et relie le Stade de France au Centre aquatique. Ce site accueillera les épreuves de plongeon, de natation artistique et les qualifications de water-polo de Paris 2024, avant de devenir un site ouvert au public après les Jeux.
La passerelle et le Centre aquatique seront au cœur d’un projet de durabilité et de bien-être à destination du quartier de Saint- Denis. Architecte associée et présidente d’Ateliers 2/3/4, Laure Mériaud déclare que ces équipements et les Jeux représentent « le début d’une nouvelle aventure » pour ce secteur de Paris qui nécessite des investissements significatifs et possède l’une des populations les plus jeunes de France.
Paris 2024 s’est engagé dans une stratégie de durabilité, avec pour ambition de générer deux fois moins d’émissions carbone que les Jeux de Rio et de Londres. L’un de ses engagements était d’utiliser 95 % de sites sportifs déjà construits ou temporaires. Le Centre aquatique en est l’une des exceptions : bâti de toutes pièces, il symbolise l’ampleur de la vision du comité d’organisation pour définir des standards de durabilité pour les événements multisports.
Selon Laure Mériaud et Cécilia Gross, partenaire à VenhoevenCS – qui a oeuvré avec Ateliers 2/3/4 au sein d’un consortium pour bâtir le site – chaque aspect de la conception et de la construction des centres aquatiques traditionnels a dû être repensé pour répondre aux objectifs environnementaux des Jeux.
Le toit épouse une forme fascinante, grâce à ses poutres de bois de 55 centimètres d’épaisseur : il ondule comme une vague et permet de diminuer de 50 % la facture énergétique en réduisant les besoins en ventilation et en chauffage. La forme des bassins a été repensée, offrant une économie de 25 % d’eau. Enfin, des panneaux solaires recouvrent le toit et fournissent une partie importante de l’énergie nécessaire au centre.
Nous voulons faire mieux avec moins. Nous avons dû tout repenser : les matériaux, les mesures… Il nous fallait faire les bons choix pour que le site reste pertinent.
Afin d’assurer que le bâtiment réponde aux préoccupations des Jeux et aux besoins de la ville, la Métropole du Grand Paris a lancé un contrat de concession qui comprenait la conception, la construction, le financement, la maintenance et l’exploitation. Cela permet aux professionnels et organisations ayant de l’expertise dans ces domaines de combiner leurs forces pour aboutir à un projet durable qui englobe les aspects environnementaux, humains et économiques.
La stratégie de durabilité de Paris 2024 s’aligne sur le Plan Climat Air Énergie de la Métropole – dont plusieurs objectifs concernent la résilience climatique, la qualité de l’air et l’efficacité énergétique – ainsi que le Plan biodiversité, qui compte 13 mesures prioritaires. Il était crucial que le nouveau site contribue à ces objectifs environnementaux au sens plus large.
En plus de consulter les autorités, le consortium a enquêté auprès de la population de Saint-Denis pour cerner ce qu’elle attendait du site en matière de sport et de la vie quotidienne. Au cours des Jeux et d’autres événements majeurs – comme les Championnats d’Europe de natation que Paris accueillera en 2026 – le Centre aquatique disposera de 6 000 places. Le reste du temps, la capacité sera réduite de moitié pour céder de la place à des terrains de padel et d’autres installations sportives.
La construction de ces sièges – ainsi que 8 000 supplémentaires pour l’Arena Porte de La Chapelle – a été confiée à Le Pavé, une jeune start-up industrielle créée en 2018, qui a la capacité de les produire à 100 % à partir de déchets en plastique récupérés en région parisienne.
Lucas Philipponneau, chef du personnel chez Le Pavé, raconte l’histoire d’une jeune entreprise ambitieuse, lancée par des amis d’université qui avaient la volonté de « repenser la chaîne de valeur », et qui a dû se transformer du jour au lendemain après avoir été désignée pour soutenir la vision circulaire de Paris 2024.
« L’entreprise avait un an d’existence lorsque nous avons remporté l’appel d’offres », explique-t-il. « Nous sommes passés d’une toute petite structure à une équipe d’ingénieurs dédiée. Il a fallu ouvrir des usines en France pour augmenter nos capacités de production.
« Les Jeux sont une belle occasion de montrer ce qu’il est possible de faire différemment.
Nous pouvons créer de grands projets avec une économie circulaire et des principes d’économie sociale. Les Jeux ont permis de passer à une plus grande échelle et de stimuler l’innovation. »
L’inclusion d’une approche d’économie circulaire est l’un des cinq piliers fondamentaux de la stratégie d’achats de Paris 2024 qui se décline en cinq axes : repenser les pratiques conventionnelles, réduire l’utilisation des ressources, réutiliser les équipements, recycler les produits et réunir l’écosystème des Jeux.
Le recyclage est parfaitement incarné par Le Pavé, qui donne une seconde vie aux plastiques à usage unique, comme le HDPE (notamment utilisé pour les bouteilles de shampoing) ou le PS (souvent privilégié pour l’intérieur d’appareils domestiques comme les frigos). La priorité est toutefois de « repenser » et de « réduire ».
Paris 2024 travaille avec le partenaire olympique mondial Coca-Cola pour réduire ses emballages. L’entreprise va installer 700 fontaines à boissons sur l’ensemble des sites de Paris 2024 et les organisateurs installeront des points d’eau gratuits. Les spectateurs pourront pénétrer sur tous les sites avec leur propre bouteille réutilisable, grâce à une exception notable à la législation française. En France, les emballages représentent quasiment la moitié des 4,8 millions de tonnes de plastique utilisé et jeté chaque année. Seulement 23 % de ce volume est recyclé – contre 38 % en moyenne dans l’UE.
Ce chiffre tombe même à 14 % à Paris. Environ 37 % des déchets produits dans la capitale proviennent des emballages : le comité d’organisation s’est attaqué à ce problème en demandant à ses partenaires logistiques de réduire leurs emballages et leur utilisation de plastique, ainsi qu’en mettant en place un système de consignes pour les palettes.
Les efforts de réduction des ressources se sont également portés sur l’aménagement intérieur des 40 sites de Paris 2024, qui est passé de 800 000 à 600 000 éléments d’ameublement, grâce à une analyse systématique des besoins. Les organisateurs ont par ailleurs privilégié la location à l’achat : 75 % des équipements sportifs et des appareils électroniques seront loués. Des partenariats stratégiques permettent d’assurer que tous les stands, tentes et bungalows pour les Jeux sont empruntés, et non achetés, afin de minimiser l’impact environnemental de l’événement.
L’ensemble du mobilier et 90 % de la signalétique utilisés pour les Jeux bénéficieront d’une seconde vie, qu’ils soient réutilisés, redéployés ou recyclés. Ce sera également le cas de 100 % des matériaux employés pour les infrastructures temporaires, dont la moitié restera en France.
Avocat spécialisé dans l’environnement et basé à Paris, Vincent Brenot estime que le « cadre réglementaire avancé » de la France concernant l’économie circulaire et la gestion des déchets offre aux Jeux une opportunité significative de promouvoir un modèle de production et de consommation plus responsable dans l’Hexagone – voire au-delà.
La législation européenne oblige les grandes entreprises à s’associer à des établissements plus petits et innovants pour leur donner « accès aux commandes publiques ». Grâce à leur exposition, les Jeux peuvent servir « d’instrument de promotion » de « l’application concrète de ces principes ».
Les Jeux offrent une opportunité au sport – et en particulier aux événements sportifs majeurs – de changer les règles du jeu et d’oser faire les choses différemment. Tout comme la passerelle du Centre aquatique qui relie la banlieue de Saint-Denis à un avenir plus durable et équitable, Paris 2024 peut servir de pont vers une nouvelle façon d’organiser les grands événements, où l’environnement et la responsabilité sociale sont primordiaux.
La visibilité dont bénéficient les Jeux peut stimuler l’innovation et établir un terrain fertile pour l’entrepreneuriat social et environnemental. Si de petites start-ups comme Le Pavé ont été encouragées pour soutenir les objectifs d’économie circulaire de l’événement, elles représentent également une vision plus large pour Paris 2024 visant à faciliter et dynamiser le paysage entrepreneurial social et environnemental. Pour établir de nouvelles références pour les événements sportifs majeurs, le comité d’organisation a créé ESS 2024, une plateforme d’« Économie Sociale et Solidaire » visant à regrouper le monde bouillonnant de l’entrepreneuriat social dans la ville et au-delà.
Les Jeux Olympiques sont un grand événement sportif, mais également un événement économique qui peut promouvoir l’entrepreneuriat social.
C’est en écoutant un discours de Muhammad Yunus (prix Nobel de la paix en 2006) lorsque Paris a été désignée comme ville hôte des Jeux en 2017 que Yavchitz a eu « une révélation », en réalisant la contribution que Les Canaux pourraient avoir à travers les Jeux. Le Yunus Centre, plateforme mondiale pour l’entrepreneuriat social créée par Muhammad Yunus, s’est associé aux Canaux pour concevoir le programme. Fondé en 2019 pour « créer un monde avec zéro pauvreté, zéro chômage et zéro émission nette de carbone », le Yunus Centre considère les « entreprises sociales » comme la solution à ces trois problèmes macroéconomiques.
Fondé en 2019 pour « créer un monde avec zéro pauvreté, zéro chômage et zéro émission nette de carbone », le Yunus Centre considère les « entreprises sociales » comme la solution à ces trois problèmes macroéconomiques. Il définit une entreprise sociale comme ayant pour objectif principal de répondre à un problème social, d’être financièrement autonome et de ne pas verser de dividendes à ses propriétaires. Elle vise aussi à intégrer et accélérer la progression des personnes souffrant de handicap ou au chômage de longue date, selon Elisa Yavchitz.
Elle ajoute que l’exploitation des opportunités économiques de Paris 2024 représente une partie importante des Jeux. Souvent, les petites et moyennes entreprises sociales possèdent une solution à des problèmes sociétaux majeurs, mais leur manque d’exposition ou de capitaux les empêchent de la proposer à grande échelle.
Yoan Noguier, cofondateur et directeur exécutif de Yunus Sports Hub (qui fait partie du Yunus Centre), espère que ce lien avec les Jeux offrira une légitimité au modèle d’entrepreneuriat social aux yeux du gouvernement et des investisseurs, pour ne plus avoir à dépendre des institutions caritatives et philanthropiques.
Environ 460 entreprises sociales ont eu l’opportunité de fournir des services pour les Jeux, dans des domaines comme la construction, la restauration, la fourniture de mobilier ou de services de blanchisserie.
Neuf de ces sociétés ont remporté des contrats valant 1,6 million d’euros. « Si nous pouvions utiliser 1 % du temps d’antenne des Jeux pour promouvoir ces entreprises sociales, cela leur permettrait de rivaliser davantage avec les grandes organisations, en démontrant qu’elles peuvent remporter des appels d’offres, et d’améliorer leur attractivité », explique Yoan Noguier.
Grâce à son expérience acquise en tant que responsable de l’approvisionnement aux Jeux Olympiques de Rio 2016, il a pu aider Elisa Yavchitz et Les Canaux à comprendre les besoins des Jeux, à s’assurer du soutien des autorités locales et à partager les réseaux d’entreprises sociales autour de Paris. Le résultat a été l’ESS 2024, qui a aidé à définir les appels d’offres accessibles aux petites et moyennes entreprises sociales, ainsi qu’à indiquer les opportunités pour les entreprises sociales dans le but de de nouer des partenariats avec de plus grandes sociétés, voire de créer leurs propres consortiums.
Comme Le Pavé, Cycle Terre est une petite entreprise sociale engagée dans le programme ESS 2024. Fruit d’un projet d’expérimentation européen, Cycle Terre explore l’utilisation de terre crue pour créer des matériaux de construction. Cette société utilise des déblais produits par les sites de construction (qui représentent environ 90 % des déchets urbains) pour produire des briques de terre utilisées pour bâtir l’Arena Porte de La Chapelle, qui accueillera le badminton et la gymnastique rythmique, ainsi que le village olympique.
À partir du 1er juillet et pendant toute la durée de Paris 2024, Les Canaux accueillera un festival à son siège afin de promouvoir des entreprises comme Le Pavé et Cycle Terre, ainsi que pour célébrer leur contribution aux Jeux. Une exposition photos de Yann Arthus-Bertrand les mettra en valeur et des ateliers permettront de présenter les personnes derrière ces organisations ains que leurs idées.
Au-delà de Paris 2024, Elisa Yavchitz estime que tout projet public d’ampleur a besoin d’un programme d’intermédiaire comme l’ESS 2024 pour gérer la coordination entre organisateurs, instances publiques et petites et moyennes entreprises sociales. « Le coût du programme est dérisoire comparé à ses bénéfices », dit-elle.
Avec Yoan Noguier, ils ne sont pas les seuls à le penser. Dans le cadre de sa promotion internationale de l’ESS 2024, le Yunus Centre organise un Global Business Summit. Lors de l’édition 2022 à Turin, l’organisation a approché les organisateurs des Jeux Olympiques d’hiver de Milano Cortina 2026 pour « leur parler de l’ESS 2024 et de l’idée d’approvisionnement social ».
Cela a porté ses fruits : Impact 2026 a été lancé en 2024 sur le même modèle. Le Yunus Centre travaillera avec l’organisation italienne Fondazione Giacomo Brodolini comme elle a pu le faire avec Les Canaux. « Une fois, c’est un coup de chance ; deux fois, ça devient la norme ;», note Yoan Noguier. « Nous espérons qu’une autre organisation soit créée à Los Angeles si nous parvenons à reproduire ce que nous avons réalisé à Paris. »
Paris 2024 pourrait bien servir de fondation à un nouveau modèle d’entrepreneuriat social et circulaire. Son héritage sera confirmé si de futurs hôtes et événements sportifs majeurs continuent de renforcer et développer cette passerelle pour que cette méthode devienne la norme.
Publié dans la Revue olympique 122