Pietri médaille d'or des cœurs mais pas du marathon
L’histoire retiendra à jamais que Dorando Pietri n’a pas remporté le marathon, même si son aventure est certainement la plus haute en couleurs. L’Italien a déjà connu quelques déboires sur la scène internationale : en 1906, lors des Jeux intermédiaires d’Athènes, il était en tête avec cinq minutes d’avance, lorsque des problèmes gastriques l’ont foudroyé et contraint à l’abandon. Il s’en remet et gagne les championnats d’Italie l’année suivante. Lorsqu’il se présente sur la ligne de départ le 24 juillet 1908 à Londres, aux côtés de 55 adversaires, il semble dans une condition parfaite pour briguer une place sur le podium.
Avant même le début de la compétition, cette édition du marathon a déjà été gravée dans le marbre de l’histoire. Par décret du roi, en effet, la course doit s’élancer des terrasses du château de Windsor, loin des regards du public, avant de dérouler ses 42 km et 195 mètres jusqu’au stade. Jusqu’alors, la distance d’un marathon n’avait jamais été déterminée de manière précise. Elle a toujours tourné autour des 42 km, mais cette version légèrement allongée va devenir la distance officielle pour toutes les épreuves ultérieures, jusqu’à ce jour.
Les concurrents ont reçu des instructions particulièrement précises : des hôtels situés le long du parcours, tels que le Crooked Billet et The Swan, ont été réquisitionnés pour leurs installations sanitaires en cas de besoin, alors que chaque concurrent a reçu une flasque d’Oxo – le restaurateur officiel des Jeux - ainsi que du soda, du pudding au riz, des raisins, des bananes et du lait. Tout a été fait pour que les athlètes puissent monter, au pire, à 13 h 30 dans le train de Paddington pour Windsor, afin d’être à l’heure au départ.
Quand la course s’élance, à 14 h 33, 100 000 personnes ont déjà pris place dans le stade, dans l’attente de l’arrivée des coureurs. Plus tard, on estimera qu’ils étaient peut-être un million à attendre à l’extérieur. Dorando Pietri, un chef pâtissier de 22 ans, figure sur la quatrième ligne au départ et il entame la course prudemment. La pluie qui s’était abattue plus tôt sur les Jeux s’est calmée et il fait une chaleur torride, mais ce n’est pas un problème pour un athlète de l’Europe du Sud. Le coureur italien commence à remonter vers la tête en compagnie du Sud-Africain Charles Hefferon (les deux hommes « se surveillent comme s’ils étaient seuls »), alors que Frederick Lord et Jack Price sont aux commandes.
Hefferon finit par prendre la tête devant Pietri et le Canadien Tom Longboat, alors que leurs autres rivaux commencent à faiblir. À l’approche du 29e kilomètre, la course se résume à un mano a mano, puisque Longboat en est réduit à marcher, mais Hefferon compte alors 3’18’’ d’avance sur Pietri. Toutefois, lors des dix kilomètres suivants, l’Italien puise dans ses remarquables réserves d’énergie, et peu avant Wormwood Scrubs et l’approche du 39e kilomètre, il effectue ce que le rapport retiendra plus tard comme une « accélération fatale » qui lui permet de dépasser enfin son adversaire. Lorsque le stade se profile, c’est lui qui est en tête, mais à partir du moment où il pénètre dans l’enceinte, il commence à souffrir des mêmes effets qui ont causé la perte de ses rivaux auparavant. Pire, lorsqu’il foule la piste, il prend la mauvaise direction.
« Dorando était quasiment inconscient lorsqu’il a atteint la piste en cendrée, peut-on lire dans le rapport officiel, et il a tourné à droite au lieu d’aller sur sa gauche. La petite pente à partir du porche a visiblement été son ultime effort. Il s’est écroulé sur la piste. »
« Comme il était impossible de le laisser là, car il pouvait peut-être mourir sous les yeux de la Reine et du très nombreux public, des médecins et leurs assistants se sont précipités à son secours. »
En fait, le fait de recevoir une aide médicale va automatiquement disqualifier Pietri, mais il est finalement remis sur pied et après quatre autres faux pas, il franchit la ligne d’arrivée. À présent, c’est l’Américain Johnny Hayes qui est en train de boucler son dernier tour sans histoires. Il termine 32 secondes après Pietri, et les officiels de son pays portent sur le champ réclamation contre ce qui semble être encore, à ce moment-là, la victoire de l’Italien malgré les vices de forme évidents de sa course. Ils ont gain de cause et la victoire est attribuée à Hayes. Mais c’est Dorando Pietri qui a conquis le cœur du public et de ses compatriotes italiens. Un magazine italien décrira plus tard sa disqualification comme « draconienne et impitoyable », alors qu’on raconte que Pietri ne retrouvera totalement ses esprits qu’après avoir appris que la Reine allait lui offrir une coupe en or comme marque de sa « bienveillante compassion ».
Pietri ne gagnera jamais de médaille olympique, bien que ses exploits de Londres aient donné le coup d’envoi à une série d’épreuves qui vont tourner à son avantage. En novembre, il participe à une course-exhibition, spécialement arrangée contre Hayes à New York, - un marathon sur piste en tête-à-tête – qu’il remporte. Il récidive en mars suivant, alors qu’il a entamé une tournée américaine sur la lancée de sa toute nouvelle célébrité. L’écrivain anglais Arthur Conan Doyle et le Daily Mail lancent même une souscription pour que Pietri puisse ouvrir une boulangerie, chez lui à Carpi. Ils réussissent à lever 300 livres sterling – une fortune à l’époque – et Pietri utilisera finalement cette somme pour ouvrir un hôtel avec son frère en 1911. Il raccroche ses pointes, à ce moment-là, alors qu’il n’a que 26 ans, mais sa mémoire – et celle de toute la course de 1908 – restera vivante à jamais.