Phumzile Mlambo-Ngcuka : "N'oubliez jamais d'emmener les autres avec vous dans votre ascension"
À l'occasion de la Journée internationale des femmes, le CIO s'entretient avec Phumzile Mlambo-Ngcuka, qui est devenue la première femme vice-présidente de l'Afrique du Sud et qui est aujourd'hui sous-secrétaire générale des Nations Unies et directrice exécutive d'ONU Femmes.
Phumzile Mlambo-Ngcuka a passé sa vie à lutter contre les inégalités. Elle a grandi à Durban, en Afrique du Sud, pendant l'apartheid. Son mécontentement face au statu quo a stimulé son militantisme. En tant qu'étudiante, elle voulait une éducation de meilleure qualité. À la maison, elle a remarqué la répartition inégale du travail : les filles avaient plus de tâches que les garçons. Ce premier exemple de son instinct de lutte pour l'égalité a conduit Phumzile à élaborer un calendrier pour les enfants à la maison afin qu'ils puissent tous faire le même travail.
La pandémie de COVID-19 a considérablement freiné les progrès mondiaux en matière d'égalité des sexes. Il est plus important que jamais de faire participer les femmes et les hommes à l'élimination des obstacles à l'égalité des sexes. La répartition de plus en plus inégale des tâches ménagères, non rémunérées, n'est que la partie émergée de l'iceberg, les fermetures d'écoles ne faisant qu'alourdir la charge des femmes à cet égard.
Phumzile parle des femmes qui inspirent son militantisme, du travail d'ONU Femmes pour mieux reconstruire, et du rôle du CIO et du Mouvement olympique dans la promotion de l'égalité des sexes.
Parlez-nous de votre parcours.
"J'ai fait partie du mouvement étudiant en quête d'une meilleure éducation. En même temps, je travaillais dans la communauté avec des jeunes femmes. Nous avons rapidement commencé à discuter des questions d'égalité et nous avons reconnu que non seulement nous étions confrontées à la discrimination raciale, mais aussi à l'inégalité entre les sexes. À partir de là, je suis devenue active dans un certain nombre d'organisations."
Qu'est-ce qui vous a amenée à consacrer votre carrière aux questions d'égalité et de justice sociale ?
"Ce n'était pas un parcours facile. Je suis allée à l'université, j'ai continué à être active dans le mouvement étudiant et je suis finalement devenue enseignante. En tant qu'enseignante, j'étais préoccupée par mes élèves et je défendais leurs droits. Cela m'a amenée à avoir des difficultés avec les autorités dans le domaine de l'éducation.
J'ai fini par travailler à Genève pour l'Alliance mondiale des Unions chrétiennes féminines (World Young Women's Christian Association - YWCA). Nous avons soutenu le mouvement de la jeunesse et nous avons veillé à ce qu'il ne devienne pas le mouvement des jeunes hommes.
Lorsque je suis revenue en Afrique du Sud, je me suis engagée dans la préparation des premières élections démocratiques dans le pays. J'étais organisatrice pour le Congrès national africain et j'ai rapidement fini comme députée. Sous la présidence de Mandela, j'ai participé activement à la modification des lois que nous avions héritées du régime de l'apartheid. J'ai vraiment bouclé la boucle : après avoir combattu l'apartheid dans les rues en tant qu'étudiante, j'ai eu la possibilité de changer les lois en tant que députée. Je suis devenue ministre, puis vice-présidente. Tout le long, j'ai continué à me battre pour l'égalité.
Quand j'ai quitté le gouvernement, j'ai décidé de faire une pause dans la politique. Je suis retournée faire mon doctorat, et vers la fin de mes études, [l'ancien secrétaire général des Nations Unies] Ban Ki-moon m'a appelée et m'a demandé si je voulais postuler pour le poste de secrétaire générale adjointe."
Qui sont les femmes qui vous ont inspirée tout au long de ce voyage ?
"D'abord, ma mère. Elle était une militante à part entière, une travailleuse de la santé qui a œuvré très dur pour les droits des femmes en matière de procréation et de santé en tant qu'infirmière communautaire. Les luttes quotidiennes qui faisaient partie de sa vie m'ont beaucoup appris.
Outre ma mère, je voudrais mettre en avant Albertina Sisulu, une dirigeante du mouvement des femmes mais aussi une chef de file dans la politique sud-africaine. Elle a défié la police et les restrictions de l'apartheid ainsi que toutes les lois très difficiles qui rendaient la vie dure aux personnes luttant pour la justice.
Grâce à elle, j'ai appris le courage et la détermination. Plus que toute autre chose, j'ai appris l'importance de travailler en équipe et de ne jamais oublier d'emmener les autres avec soi dans son ascension, où que l'on travaille. Cette approche m'a bien servi car j'ai toujours travaillé dans des situations où l'on ne peut jamais réussir seule. Vous ne pouvez réussir que si vous œuvrez aux côtés de ceux avec qui vous travaillez, et non pas au-dessus d'eux."
Qui sont les femmes et les hommes qui vous ont soutenue dans votre carrière ? Quelle est l'importance d'avoir des hommes qui défendent l'égalité des sexes ?
"Tant d'hommes et de femmes m'ont soutenue. Le président Mbeki, quand j'étais vice-présidente, était un patron fantastique. Dans le travail que nous faisons, il y a parfois des décisions vraiment difficiles à prendre et la frontière entre la bonne décision et celle qui vous mettra en difficulté est ténue. Si vous savez que votre patron est derrière vous, cela vous donne du courage.
La lutte pour l'égalité des sexes n'est pas seulement la responsabilité des femmes. Il s'agit d'une responsabilité pour l'ensemble de la société. À ce stade, la plupart des postes où se prennent les décisions sont occupés par des hommes. Si les hommes soutiennent et croient en l'égalité des sexes, ils prennent des décisions qui soutiennent les femmes.
Lorsque les hommes soutiennent les femmes, ils ne doivent pas s'attendre à être remerciés ou loués, parce qu'ils ne leur rendent pas service. Nous n'avons pas besoin de remercier les poissons parce qu'ils nagent – ils font simplement ce qui est juste."
Comment la pandémie de COVID-19 a-t-elle amplifié l'écart entre les sexes dans tous les aspects de la vie des femmes ?
"Il y a des domaines spécifiques où les progrès que nous avons réalisés en matière d'égalité des sexes sont menacés et les femmes en ressentent les effets. L'un d'entre eux est la violence sexiste, qui a été exacerbée par le confinement.
Ensuite, la charge des tâches familiales non rémunérées s'est accrue, les femmes ayant dû s'occuper des enfants tout en travaillant à la maison. Puis, il y a la question de l'accès à la technologie. Les deux tiers des emplois perdus sont des emplois qui étaient occupés par des femmes. Si les femmes ne sont pas équipées pour les emplois de l'avenir basés sur le numérique, leur présence sur le marché du travail s'en trouvera encore réduite.
Nous avons également constaté que les femmes sont sous-représentées dans les lieux où les décisions sont prises pendant la pandémie. Pourtant, les femmes constituent la majorité des personnes en première ligne qui luttent contre la pandémie : plus de 80 % des infirmiers en première ligne sont des femmes.
Nous avons besoin que les gouvernements, les décideurs politiques et les organisations disposant de plateformes, comme le CIO, parlent de ces sujets."
Que fait ONU Femmes pour lutter contre ces nouvelles inégalités ?
"Notre plus grande intervention se situe au niveau de la politique et de l'engagement auprès des gouvernements pour s'assurer que les services offerts aux femmes touchées par la violence sont disponibles en tant que services essentiels. Nous ne devrions pas nous retrouver dans une situation où ces services sont sacrifiés à cause d'autres mesures importantes pour lutter contre le virus. Les deux sont essentiels. La violence à l'égard des femmes est une pandémie de l'ombre.
Nous aidons les gouvernements à élaborer les programmes dont les femmes ont besoin. Nous soutenons également les gouvernements en matière d'interventions économiques, en nous assurant que les mesures économiques qu'ils mettent en place s'adressent aux femmes.
Quand nous parlons de reconstruire en mieux, nous voulons nous assurer que les gouvernements prennent les mesures appropriées pour fournir des services de garde d'enfants abordables et accessibles dans les communautés, que les gouvernements interviennent pour s'assurer que les soins aux personnes âgées ne sont pas laissés aux seules familles, parce que lorsque nous faisons cela, nous les laissons simplement aux femmes."
Pourquoi est-il si important de veiller à ce que les jeunes filles et les femmes vulnérables continuent d'avoir accès au sport en ces temps difficiles ? Comment le sport peut-il être utilisé comme un outil pour combattre la violence sexiste ?
"L'une de nos ambassadrices de bonne volonté est Marta Vieira da Silva. Les jeunes femmes voient en elle une héroïne. Elle n'est pas née avec une cuillère en argent dans la bouche, mais regardez où elle se trouve maintenant.
Les sportives comme Marta peuvent soutenir les filles dans les communautés où il n'y a pas de ressources et les encourager à donner le meilleur d'elles-mêmes. En aidant les jeunes des communautés pauvres à s'en sortir, nous pouvons contribuer à ce que la seule lumière de cette communauté brille suffisamment pour donner de l'espoir.
Les hommes dans le sport ont un rôle important à jouer. Certaines personnes pensent qu'un homme fort manque de respect aux femmes et est violent. Mais lorsque des sportifs forts et couronnés de succès font preuve de respect et de gentillesse envers les femmes et rejettent la masculinité toxique, c'est un cours de maître sur ce que devrait être la masculinité. Ils donnent une leçon essentielle, une leçon que je ne peux pas m'enseigner à moi-même mais qui doit être enseignée."
Quelle est la contribution du CIO et du Mouvement olympique pour faire progresser l'égalité des sexes et construire un monde post-COVID-19 inclusif ?
"Nous allons tous nous concentrer sur la lutte pour l'égalité des sexes et la protection des acquis que nous avons obtenus. La présence d'un nombre important de femmes aux Jeux Olympiques de Tokyo 2020 est déjà un bon pas en avant car le monde entier regardera les Jeux.
Après la pandémie, il est encore plus important que nous continuions à promouvoir la représentation des femmes dans le sport et que le CIO continue à travailler avec ses représentants dans différents pays pour les pousser à défendre les mêmes valeurs d'égalité chez eux."
Le CIO s'efforce de rallier ses partenaires pour mettre en œuvre des initiatives en faveur de l'égalité des sexes, notamment en veillant à ce que davantage de femmes aient accès aux postes de décision et de direction. Qu'en pensez-vous ?
"Si vous laissez aux gens le soin de mettre en œuvre l'égalité s'ils le souhaitent, il y a de fortes chances que cela ne se produise pas. Il doit y avoir une obligation de rendre compte et des mécanismes pour s'assurer que ces quotas et objectifs sont mis en œuvre. Les dirigeants du monde sportif ont la responsabilité d'exiger des comptes à ceux qui mettent en œuvre ces quotas et objectifs à tous les niveaux du sport."
Les Jeux Olympiques sont une incroyable plateforme pour promouvoir l'égalité des sexes. Les Jeux de Tokyo 2020 seront les Jeux Olympiques les mieux équilibrés en termes de représentation d'hommes et de femmes, avec 49 % d'athlètes féminines. Selon vous, quelle est l'importance de la représentation égale des jeunes femmes et des filles aujourd'hui ?
"L'égalité de représentation et la parité des sexes rendent l'équité réelle. Nous continuons à nous battre en politique où, dans le monde, seulement 25 % des membres du parlement sont des femmes. Seuls 14 pays dans le monde ont des cabinets égalitaires, alors quand les Jeux Olympiques ont déjà atteint 49 %, cela place la barre très haut.
Avec le succès des Jeux Olympiques, nous pouvons lancer un défi à d'autres secteurs. Si cela peut être réalisé dans le domaine du sport, tout autre secteur devrait pouvoir y parvenir également. Le CIO marche en tête et place la barre très haut."
Hashimoto Seiko a été récemment élue présidente du comité d'organisation de Tokyo 2020 tandis que Marukawa Tamayo lui a succédé en tant que ministre en charge des Jeux Olympiques au Japon. Avec la gouverneure de Tokyo, Koike Yuriko, trois femmes occupent désormais des postes clés dans l'organisation des Jeux. Quel est votre avis à ce sujet ?
"En fait, je leur ai déjà écrit une lettre pour les féliciter. C'est fantastique. Cela montre que le Mouvement olympique progresse et fait des vagues. Je pense que cela enverra un très bon message aux jeunes athlètes qui verront que l'organisation prend cette question au sérieux."
ONU Femmes a lancé l'initiative "Le sport au service de la Génération Égalité" : qu'est-ce qui a été réalisé jusqu'ici et quelles sont, selon vous, les prochaines étapes ?
"Il est important que nous célébrions nos athlètes et que nous reconnaissions qu'ils jouent à la fois un rôle de divertissement et de chef de file. Le but de l'initiative "Le sport au service de la Génération Égalité" est d'aider les athlètes à communiquer et à réclamer les droits des femmes. Tout d'abord, ils doivent demander le respect de leurs propres droits dans le domaine du sport, qu'il s'agisse de l'égalité de rémunération, de l'égalité des équipements ou de l'égalité des chances.
Pour les jeunes filles en particulier, les athlètes sont des modèles importants : ils leur montrent comment gagner et perdre avec grâce, comment faire partie d'une équipe et se consacrer aux membres de l'équipe, et comment faire preuve d'empathie. Mais nous voulons aussi qu'ils soutiennent les femmes et les jeunes filles en général en utilisant leur propre plateforme pour mettre en évidence ce qui ne va pas dans la société, mais aussi ce qui est juste."
Il semble que la nouvelle génération d'athlètes soit mieux préparée à prendre les devants et à dénoncer le sexisme et les inégalités sociales pour faire tomber les barrières et influencer le changement. Comment voyez-vous cette évolution ?
"Je suis très impressionnée par les jeunes athlètes. Ils voient au-delà d'eux-mêmes et au-delà du monde du sport, ils reconnaissent que le racisme et le sexisme ne devraient jamais faire obstacle à la réalisation de leur objectif. Ils disposent d'une plateforme unique et veillent à ce qu'elle ne soit pas seulement utilisée pour leur propre gloire. Ils emmènent les autres avec eux dans leur ascension et utilisent leur influence pour rendre le monde meilleur."